vendredi 22 janvier 2010

UNE REVOLUTION JUDICIAIRE A VENIR : L'INDEPENDANCE DU PARQUET


La Cour européenne des droits de l'homme, dans l'un de ses grands arrêts (CEDH 10 juillet 2008, affaire Medvedyev et autres contre France, requête n°3394/03), qui a été l'objet d'un recours de la France devant la Grande Chambre (affaire plaidée le 6 mai 2009 et mise en délibéré) a considéré que "le procureur de la République n'est pas une "autorité judiciaire" au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion : comme le soulignent les requérants, il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour être ainsi qualifié". Dans cette affaire complexe, les membres de l'équipage d'un cargo battant pavillon cambodgien avaient été arrêtés, au large du Cap-Vert, par la marine française dans le cadre de la lutte internationale contre le trafic de stupéfiants. Ils avaient contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme, après épuisement des voies de recours internes, les conditions dans lesquelles ils avaient été placés en garde à vue estimant avoir été privés arbitrairement de leur liberté. La Cour a considéré, à l'unanimité, qu'il y avait bien eu, de ce point de vue, violation de l'article 5§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 selon lequel "Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : ... c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente". Or, selon la Cour, la loi française ne plaçait pas les conditions de privation de liberté des requérants sous le contrôle d'une "autorité judiciaire". Cet arrêt remet ainsi en cause le parquet français tel qu'il est structuré depuis des siècles.
L'origine du ministère public remonte, en effet, à l'institution des procureurs et avocats du roi au XIVème siècle. Il est organisé de manière hiérarchique, c'est-à-dire qu'un devoir d'obéissance lie l'inférieur au supérieur et, au sommet de la pyramide, se trouve le garde des sceaux qui, bien que ne faisant pas partie du ministère public, dispose du pouvoir de donner des instructions particulières dans les affaires judiciaires, ce dont il ne se prive pas, comme l'ont montré des affaires récentes. Le principe hiérarchique est cependant tempéré par les pouvoirs propres de chaque chef de parquet et la règle, plus symbolique qu'utile, selon laquelle "la plume est serve mais la parole est libre". Le statut des membres du ministère public porte en lui cette ambiguïté voire cette contradiction : magistrats de l'ordre judiciaire selon l'ordonnance de 1958, ils sont aussi des fonctionnaires publics de par leur devoir d'obéissance. Or c'est bien cette dépendance, en dernier ressort à l'égard de l'exécutif, qui pose fondamentalement problème, et qui empêche ainsi ce corps d'être une "autorité judiciaire".
Une réforme s'impose donc d'urgence, alors surtout que les pouvoirs publics entendent faire du ministère public le pivot d'une procédure pénale refondue où la fonction de juge d'instruction serait amenée à disparaître. La suppression du "cordon ombilical" avec le pouvoir exécutif (la "voix" du ministère) devient inévitable. Deux voies conduisent à l'indépendance du parquet. D'une part, les magistrats du ministère public ne doivent plus recevoir des "instructions" et "injonctions" personnelles (concernant telle affaire déterminée) que "le ministre juge (sic) opportunes" (article 30, alinéa 3, du Code de procédure pénale, manifestation surannée de l'ingérence du politique dans le judiciaire et de la survivance du bon plaisir du Prince). Le garde des sceaux doit cesser d'être le supérieur hiérarchique des procureurs. Seules les "instructions générales" sont admissibles, car la politique pénale relève effectivement du gouvernement (article 20 de la Constitution de 1958 : "Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation", et article 30, alinéa 1er, du Code de procédure pénale : "Le ministre de la justice conduit la politique d'action publique déterminée par le Gouvernement" et "Il veille à la cohérence de son application sur le territoire de la République") et du Parlement. D'autre part, la nomination, l'avancement et la discipline des membres du ministère public doivent relever exclusivement du Conseil supérieur de la magistrature, comme c'est déjà le cas pour les magistrats du siège. Par cette mesure qui nécessite une révision constitutionnelle, le corps judiciaire trouverait enfin son unité.
Pour la nomination et l'avancement, le Conseil supérieur de la magistrature doit être compétent pour faire des propositions pour les hauts magistrats du parquet (procureur général et avocats généraux de la Cour de cassation, procureurs généraux des cours d'appel, procureurs de la République), et donner des avis conformes pour les autres membres du parquet. Enfin, s'agissant de la discipline, elle doit relever de la formation permanente du parquet du Conseil supérieur de la magistrature (et non plus du garde des sceaux), présidée par le procureur général de la Cour de cassation. L'indépendance du parquet ne signifie pas pour autant sa toute-puissance, puisque, depuis la réforme constitutionnelle lacunaire du 23 juillet 2008 (article 65, alinéa 10, Constitution 1958), le Conseil supérieur de la magistrature peut aussi être saisi par tout justiciable.
Et si les pouvoirs publics, malgré l'arrêt Medvedyev et autres (lorsqu'il sera confirmé par la Grande Chambre) faisaient finalement la sourde oreille ? Ils prendraient sans doute le risque d'une nouvelle condamnation par la Cour et surtout, la Convention européenne des droits de l'homme ayant, comme tout traité, une "autorité supérieure à celle des lois" (article 55 de la Constitution), les tribunaux nationaux ne pourraient que faire prévaloir la Convention (la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne proclamée à Nice le 7 décembre 2000 par le Parlement européen, le Conseil et la Commission) qui, selon le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007, a une valeur juridique identique à ce dernier, comporte des dispositions similaires) et remettre en cause les pouvoirs du parquet qui lui sont octroyés de lege lata (en droit positif) par le Code de procédure pénale (garde à vue, contrôle d'identité, composition pénale...) et qui, de lege feranda (en droit futur), leur seraient octroyés.

Patrick CANIN - Maître de conférences à la Faculté de droit de Valence

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