vendredi 29 août 2008

LA DEMOCRATIE EN GARDE A VUE
A PROPOS DES FICHIERS "BASE ELEVES" ET "EDVIGE"

Les droits fondamentaux du citoyen sont
actuellement l'objet d'atteintes graves portées
par la politique de fichage que poursuivent les
pouvoirs publics. Notre propos portera sur
deux fichiers (parmi de multiples autres) institués
par le gouvernement :
"Base élèves " et "Edvige".

I - PRESENTATION DES FICHIERS :

"Base Elèves" 1er degré est un logiciel de gestion
mis en place en 2004, à titre expérimental dans
21 départements, puis généralisé à la rentrée
2007. Il a pour objet de réunir (obligatoirement
ou facultativement selon les cas) des données
relatives aux élèves des écoles maternelles et
élémentaires (inscriptions, radiations, cursus
et difficultés scolaires, comportements
périscolaires, difficultés médicopsychologiques...).
Les informations ainsi réunies (qui, à l'origine,

étaient destinées à un usage strictement "interne":
directeur d'école et inspection d'académie, par
exemple) pourront, en vertu de la loi du 5 mars
2007 relative à la prévention de la délinquance,
être communiquées à divers autres acteurs
publics (Caisses d'allocations familiales, services
de police, juridictions...).
De plus, les données centralisées seront
conservées
pendant toute la scolarité des élèves.

Le décret n° 2008-632 du 27 juin 2008
portant
création d'un traitement automatique de données
à caractère personnel dénommé "Edvige" (J.O.
n°0152 du 1er juillet 2008) contient les dispositions
suivantes :
article 1er :
"Le ministre de l'intérieur est autorisé
à mettre en
oeuvre un traitement automatisé et des fichiers de
données à caractère personnel intitulés EDVIGE
(Exploitation documentaire et valorisation de
l'information générale) ayant pour finalités,
en vue d'informer le Gouvernement et les
représentants de l'Etat dans les
départements et les collectivités :
1. De centraliser et d'analyser les
informations
relatives aux personnes physiques ou morales
ayant sollicité, exercé ou exerçant un
mandat politique,syndical ou
économique ou qui jouent un rôle
institutionnel, économique, social ou
religieux significatif, sous condition que ces
informations soient nécessaires au Gouvernement
ou à ses représentants pour l'exercice de leurs
responsabilités ;
2. De centraliser et d'analyser les
informations
relatives aux individus, groupes, organisations et
personnes morales qui, en raison de leur activité
individuelle ou collective, sont susceptibles de
porter atteinte à l'ordre public ;
3. De permettre aux services de police
d'exécuter
les enquêtes administratives qui leur sont
confiées en vertu des lois et règlements, pour
déterminer si le comportement des
personnes physiques ou morales intéressées
est compatible avec l'exercice des fonctions ou
missions envisagées".
L'article 2 énumère les catégories de données à

caractère personnel qui seront enregistrées
dans le fichier (et donc objets d'une analyse)
concernant les personnes physiques "âgées de
treize ans et plus" : par exemple : état civil,
profession, adresses, coordonnées

téléphoniques et électroniques, signes
physiques particuliers et objectifs,
photograghies et comportement (sic),
déplacements et antécédents judiciaires,
environnement de la personne ("notamment
celles entretenant ou ayant entretenu des
relations directes et non fortuites avec elle").
L'article 8 du décret précise qu'il entrera en

vigueur le jour de l'entrée en vigueur du
décret n°2008-631 du 27 juin 2008
(portant notamment modification du

décret n° 91-1051 du 14 octobre 1991 relatif
aux fichiers gérés par les services de
renseignements généraux), c'est-à-dire le
1er juillet 2008 date de publication de ce
décret au J.O.


II - LA QUESTION DE LA LEGALITE DES
FICHIERS

En édictant les décrets créateurs de ces fichiers,
les pouvoirs publics ont méconnu les normes
supérieures tant du droit interne que des droits
européen, communautaire et international.

S'agissant du droit interne, il faut rappeler que
le "bloc de constitutionnalité", qui doit être respecté
en toute circonstance qui s'y prête, comprend non
seulement la Constitution du 4 octobre 1958, mais
aussi (liste non exhaustive) la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, le
Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946,
les principes fondamentaux reconnus par les lois de
la République que, selon ce préambule, le peuple
français réaffirme solennement, les principes
généraux du droit à valeur constitutionnelle.
Or, les décrets sus-visés portent manifestement

atteinte aux normes contenues dans ces
instruments juridiques.
Par exemple, selon l'article 34 de la Constitution

de 1958, c'est la loi et non le décret qui fixe les
règles concernant "les droits civiques et les
garanties fondamentales accordées aux citoyens
pour l'exercice des libertés publiques".
La liberté étant le principe, et la restriction

l'exception, toute restriction relève du pouvoir
législatif. Or, ces décrets portant atteinte au droit
à la vie privée, l'autorité administrative a méconnu
la répartition des compétences entre le législatif et
l'exécutif. De plus, le fichier Edvige contenant des
données relatives à des personnes "susceptibles de
porter atteinte à l'ordre public" (notion pour le
moins singulièrement large), le décret donne un
pouvoir arbitraire à l'autorité administrative dans
cette appréciation.
Il méconnait ainsi le principe de la présomption

d'innocence protégée par l'article 9 de la
Déclaration de 1789 qui dispose que : "Tout homme
est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré
coupable". Certes, ces décrets n'instaurent pas des
règles de procédure pénale, mais il procède au
fichage de personnes n'ayant commis, en l'état,
aucun fait infractionnel, donc innocentes.

Sur le plan du droit européen conventionnel,
dit droit européen des droits de l'homme, (et en
limitant ici aussi l'étude), il est possible de soutenir
que ces décrets méconnaîssent les dispositions de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme et des libertés fondamentales, signée à
Rome le 4 novembre 1950. En effet, l'article 8 de
cette convention dispose sous l'intitulé "Droit au
respect de la vie privée et familiale" :
1-Toute personne a droit au respect de sa vie
privée et familiale, de son domicile et de sa
correspondance.
2- Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité

publique dans l'exercice de ce droit que pour autant
que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle
constitue une mesure qui, dans une société
démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien-être
économique du pays, à la défense de l'ordre et à la
prévention des infractions pénales, à la protection
de la santé ou de la morale, ou à la protection des
droits et libertés d'autrui".

S'agissant du droit européen communautaire,
la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne, proclamée à Nice le 7 décembre 2000,
précise en préambule que "Le Parlement européen,
le Conseil et la Commission proclament
solennellement en tant que Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne, le texte
repris ci-après " :
article 7 : Respect de la vie privée et familiale :
"Toute personne a droit au respect de sa vie
privée
et familiale, de son domicile et de ses
communications".
article 8 :"Protection des données à caractère

personnel :
"1 -Toute personne a droit à la protection des

données à caractère personnel la concernant".
2- Ces données doivent être traitées loyalement,

à des fins déterminées et sur la base du
consentement de la personne concernée ou
en vertu d'un autre fondement légitime prévu
par la loi. Toute personne a le droit d'accéder
aux données collectées la concernant et d'en
obtenir la rectification.
3- Le respect de ces règles est soumis au

contrôle d'une autorité indépendante".
Le Traité de Lisbonne, dit "modificatif",
signé
le 13 décembre 2007, ratifié par la France
(par la loi du 13 février 2008) et qui entrera
en vigueur, en principe, le 1er janvier 2009
donne une valeur normative à la Charte
(article 6 nouveau du Traité sur l'Union
européenne) :
"L'Union reconnaît les droits, les libertés
et les principes énoncés dans la Charte des
droits fondamentaux du 7 décembre 2000
telle qu'adaptée le 12 décembre 2007
laquelle a la même valeur normative
que les traités".
La Cour de justice de l'Union avait d'ailleurs
anticipé l'article 6 du Traité puisqu'elle avait
accordé "valeur juridiquement contraignante"
à la Charte (Cour de justice 27 juin 2006,
Parlement européen/Conseil de l'Union
européenne) alors que "sa signature lors du
Traité de Nice n'impliquait rien de de tel"
(A.Pécheul, in Le traité de Lisbonne
[13 décembre 2007], La Constitution malgré
nous ?, éditions Cujas, 2008).
Le droit communautaire a primauté sur les

normes nationales comme l'ont affirmé de
manière constante tant la Cour de justice de
l'Union que le Conseil d'Etat et la Cour de
cassation.
Les autorités françaises ne sauraient, par
conséquent, le méconnaître en y portant
atteinte.

Il serait également possible de trouver des
arguments juridiques pertinents, en droit
international public, dans les sens
sus-indiqués tant dans la Déclaration
universelle des droits de l'homme proclamée
par l'Assemblée générale de l'ONU en 1948
que dans le pacte de 1966 relatif aux droits
civils et politiques promu par cette organisation
internationale, instruments normatifs
opposables à la France.

Le gouvernement doit donc procéder
d'urgence à
l'abrogation de ces décrets illégaux et indignes de la
démocratie et de la République. La France est un
Etat de droit, et non un Etat policier où une police
politique agirait selon le bon plaisir du Prince. "On
rêve d'une justice, on finit par créer une police", dit
Camus.

Patrick CANIN
Maître de conférences à la Faculté de droit de Valence